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L'évidence
12 juin 2015

Scorsese passe au blockbuster

 

 

 

Premier succès de Martin Scorsese après plus de 10 ans d’échecs et de déceptions (À tombeau ouvert, Kudun, Casino, Gangs of New York, Le Temps de l’innocence), Aviator marque l’alliance du cinéaste avec les producteurs Weinstein, qui règnent aujourd’hui sur Hollywood, « aussi bien admirés que redoutés » faisait remarquer Studio Ciné Live. Le résultat est l’entrée du metteur en scène dans le blockbuster ou en tout cas dans le film à gros budget, type de métrage auquel il était si peu habitué que son Gangs of New York, qui avait coûté pas moins de 93 millions de dollars (Thomas Sotinel, Martin Scorsese, Cahiers du Cinéma, « Le Monde ») voire même 97 si l’on en croit Patrick Brion (Martin Scorsese – Biographie, filmographie illustrée, analyse critique, Éditions de La Martinière), n’en rapportât que 77. La collaboration des frères bien connus évitât que le désastre ne se reproduise à nouveau. Au contraire même, Aviator devint le plus gros succès de la carrière du cinéaste (par la suite doublé par les excellents Les Infiltrés et Shutter Island) avec 213M$ de recettes mondiales, doublant Les Nerfs à vif (1991) qui détenait à l’époque le record dans la filmographie de l’auteur de Raging Bull du haut de ses 79 millions de bénéfices. Ce succès fut doublé d’une flopée de cinq oscars – certes mineurs – pour la plupart techniques. Et il faut bien dire qu’Aviator, sans être le chef d’œuvre absolu que l’on attendait (?) avec un Scorsese en transe faisant son ultime déclaration d’amour au Vieil Hollywood des années 40-50, a tout de même mérité ces distinctions. Et cela même si Scorsese n’y est pas forcément pour beaucoup en personne… Effectivement, ce qui marque le plus dans Aviator n’est certes pas la réalisation du cinéaste, propre, concise, mais aussi un peu académique, marchant des les empreintes d’un Chantons sous la pluie, des films de Minnelli… Le style Scorsesien inévitablement rattaché à l’urbanisme et à la violence cause d’une quête de rédemption est ici  assez évacuée au profit d’une biographie très sage dans laquelle on ne retrouve pas vraiment le cinéaste de Taxi Driver mais plutôt un artisan appliqué visiblement forcé de faire des concessions par dizaines pour se plier aux volontés du box-office. Ce n’est pas un hasard si un Gangs of New York a si mal marché : il est clairement incompatible avec mes demandes du public contemporain, les thèmes de Scorsese sont maintenant obsolètes et peu intéressants pour un nouveau public encore plus jeune et assez peu attiré par l’histoire de la guerre de Sécession, de surcroît d’un point de vue biblique (Amsterdam peut-être vu comme un Abraham et son père n’est autre que Dieu) et a fortiori dans le contexte du 11 septembre où voir New York à feu à sang n’est pas la meilleure option de distraction cinématographique pour les américains. En obtempérant pour un sujet plus doux, plus apolitique (« Plus plaisant » selon Sotinel) tout en rejoignant ses inspirations cinématographiques, Scorsese choisit de tourner Aviator pour se refaire une réputation. Ce qui explique donc la platitude et la fadeur même, par moment, d’une réalisation dont le vernis ne suffit pas à émerveiller un cinéphile qui, malgré tout, a parfois d’avantage de voir du Baz Luhrmann que du Minnelli. Et encore moins du Scorsese. Il faut dire que la photographie du film, toute signée Robert Richardson qu’elle est, est d’une laideur sidérante. Tout sonne faux, les costumes semblent fait de polyester et de colorants, tout est dénaturé, tout est pâle et, oserais-je dire le mot, malade. Oui, en voulant rendre un vibrant hommage au Technicolor gracieux et poétique des années 50, Scorsese se fourvoie dans une flamme adressée à la laideur rance des grosses productions contemporaines. On retrouve cette laideur crispée de l’image dans le J. Edgar d’Eastwood, à titre de comparaison, l’idéologie fascisante en plus. Non, ce n’est décidément pas grâce à Scorsese que cette reconstitution formatée gagne ses galons, mais grâce à un petit bonhomme révélé par une grande escroquerie de la fin du XXe siècle : Titanic. Un petit bonhomme, Leondardo DiCaprio qui, depuis le faux chef d’œuvre mais la vraie niaiserie de Cameron, a fait son chemin, jouant coup sur coup chez Spielberg (le neuneu Attrape-moi si tu peux !) et… non c’est tout en réalité. Et puis, remarqué par Scorsese, il a joué Amsterdam Vallon, rival de Bill le Boucher dans Gangs of New York et rempile maintenant pour l’un des rôles les plus fous et les plus marquants (voir le plus marquant) de sa carrière : celui du plus hypocondriaque, du plus paranoïaque, maniaque et schizophrène des producteurs (et réalisateurs, pour Le Banni, commencé en 1942 par Hawks et qui compte, très justement, parmi les films préférés de Scorsese) hollywoodiens et même mondiaux : ce satané Howard Hughes ! Et dans ce rôle, DiCaprio iradie, illumine, resplendit, bondit, magnifie ! Il faut le voir arracher les voiles couvrant des photos gigantesques présentées au Comité de Censure sur des chevalets des poitrines de Claudette Colbert et autres actrices célèbres de l’époque, dans le but fou de prouver que bien d’autres films avant Le Banni avec Jane Russel, des actrices exhibait leur seins gorgés de lait nourricier dans des films autorisés par le Comité et que par conséquent, il ne voyait pas pourquoi son Banni n’obtiendrait pas le même droit. Résultat des courses : le film devint un scandale dont le tout-Hollywood se souvint, et les historiens d’aujourd’hui encore (Joël Magny écrit dans le très complet Dictionnaire des films de Jean-Claude Lamy (Larousse in extenso) « La babylonienne Jane Russel fait preuve d’une avidité de vengeance et de sexualité » tandis que Gérard Camy dit dans Le Guide Cinéma (édition 2009, Télérama Hors-Série) « Howard Hughes viole allègrement l’histoire et l’image lisse des héros de westerns »). Et il faut le voir, nu comme un dieu grec ou romain, comme un empereur du cinéma, regarder en boucle ses films, se laissant pousser barbe et ongles dans sa propre salle de cinéma, en répétant inlassablement et compulsivement une phrase destinée au laitier (dont il garde toute les bouteilles, soigneusement alignées) : « Bring me the milk, bring me the milk, bring me the milk » sur différents sons et tonalités, avec différentes façons de jouer la phrase. « Il cogite, il s’agite, il rejoue la scène » pour paraphraser Bashung (Volutes). Et en rejouant la scène, un milliard de fois, DiCaprio déforme ses propres dires jusqu’à la folie, comme le fait Léaud devant le miroir dans Baisers volés (le nom « Antoine Doinel » devient une litanie abrutissante en laquelle on croit entendre « En toi le modèle »), ou Pierre Henry en musique dans son génial Psyche Rock. Dans cette répétition, dans cette façon de retourner la chose, de se tordre de douleurs mentales avec pour mètre étalon oral cette éternelle litanie, cet absurde et prosaïque aphorisme, DiCaprio en impose franchement. Il rappelle les Grands, il rappelle James Cagney, il évoque même parfois furtivement un Anthony Perkins, ou un Al Pacino, autre grand monsieur des monologues absurdes, notamment quand il joue Richard III, avec la fameuse tirade « Un cheval, moi royaume pour un cheval ». Toutes ces références augustes, DiCaprio les transcende dans cette mise à nu sidérante et percutante que l’on devrait montrer dans n’importe quelle école de théâtre. C’est un peu ce que Céline appelle « mettre sa peau sur la table ». En l’occurrence, Hughes la porte à l’écran, concrétisant au cinéma ses rêves de démesure et de grandeurs. Enfin, le film se conclue sur la face détruite, traumatisée et meurtrie (par un accident d’avion très violent et graphique qui rappelle bien que c’est Scorsese derrière la caméra), les yeux brûlés par les larmes, filmée en gros plan, et répétant « It’s the way the future » avec cette même fascination démentielle pour la répétition la plus bornée et horripilante. Face à l’écran, sans broncher, sans férir, DiCaprio répète, sur un même ton, sans moufter, sans ne serait-ce qu’essayer de varier, It’s the way the future, concluant donc sur une note douce-amère (Hughes a survécu mais a définitivement tourné zinzin) ou le futur est évoqué par un homme qui a passé sa vie à tenter de le prévoir et de courir après. Dans ce portrait incroyable d’un homme tout aussi extraordinaire, Scorsese ne compte pas pour autre chose que des prunes, et encore une fois, si l’on devait s’en remettre à sa mise en image plate comme la Belgique, le film ne vaudrait pas tripette. Mais DiCaprio, ce DiCaprio, fou et beau, en transe et en plein délire, éructant, vomissant, criant, dans tous ses états, livre une prestation qui semble imager de par sa démence incontrôlée, les écrits d’un Thomas de Quincey et les visions de drogué d’un Michaux, avec la stature divine en plus, sans oublier la prétention d’être Dieu sur Terre, ce qui rapproche notre empereur du 7e art d’un Caligula moderne.

Et l’orgie ne fait que commencer…

On peut en effet considérer que le très controversé Loup de Wall Street (auquel l’auteur de ces lignes ne porte qu’un intérêt restreint) est le pendant moderne de cet Aviator, en plus déchaîné semble-t-il. En tout cas, DiCaprio prend immanquablement chez Scorsese une figure religieuse, comme De Niro en son temps (nouveau Noé, appelant au déluge[1], dans Taxi Driver, Abel, le géant, dans Raging Bull, comme dans Mean Streets, toujours en « mauvais frère » etc.), qu’il soit un dieu tout-puissant (Le Loup de Wall Street), tourmenté en tant que dieu ou se prétendant comme tel (Aviator), tourmenté sans être dieu (Shutter Island) ou martyre du Bien (Les Infiltrés), voir messie libérateur d’un peuple divisé (Gangs of New York).

Plus encore que dans la « période De Niro » (1973-1995), la « période DiCaprio » (2002- ?) est encore aujourd’hui plus marquée et plus aisément indentifiable à une imagerie biblique, bien que les figures christiques ne manquent pas chez Scorsese (Carradine crucifié sur un wagon dans Boxar Bertha, la vie du Christ racontée avec force gnangnantise dans La Dernière tentation du Christ, le combat du Bien et du Mal dans Les Nerfs à vif, souvent plus proche dans son remake de La Nuit du chasseur que du thriller original de Jack Lee Thompson).

Voilà notre Marty sur le chemin de la rédemption. Mais le Jugement Dernier, c’est encore à vous de le prononcer.

 



[1] « Un jour une grande pluie viendra et balaiera la rue de toute cette racaille ».

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