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L'évidence
26 juillet 2019

After Hours (Martin Scorsese, 1985)

after

 

 

Martin Scorsese, 1985, avec Griffin Dunne, Rosanna Arquette et Linda Fiorentino. Photo de Michael Ballhaus (sa première collaboration avec Scorsese après avoir travaillé pour Fassbinder sur la plupart de ses grands films (Lili Marleen, Le Mariage de Maria Braun, Despair, Les Larmes amères de Petra von Kant...)), montage de Thelma Schoonmaker, musique de Howard Shore. 1:85. 97 minutes (93 en DVD).

 

En 1985, Scorsese ne se porte pas au mieux de sa forme. Il vient d'essuyer l'échec de King of Comedy (1983), une satire grinçante avec Robert de Niro en animateur télé et Jerry Lewis, et sort d'une cure de désintoxication juste après laquelle il avait tourné Raging Bull (1980). C'est son premier film sans De Niro depuis dix ans et il a confié depuis que s'il n'avait pu mener le projet à bien, il aurait mis un terme à sa carrière. Il venait de proposer à la Paramount le projet de The Last Temptation of Christ (qu'il devait finir par réaliser en 1988), qui avait été refusé. Il s'agit donc d'une époque où Scorsese épouse des projets indépendants et très étrangers au registre qui l'a fait connaître (mais qui n'en sont pas moins hantés par les grands thèmes du cinéaste catholique), comme After Hours ou New York Stories (1989, toujours avec Rosanna Arquette), ou des films de commande qui obtiennent un succès commercial comme The Color of Money (1986). Le film devait être tourné par Tim Burton, remarqué pour Vincent (1982) mais qui laissa Scorsese prendre sa place quand le projet de The Last Temptation fut rejeté. Selon Scorsese, la scène du dialogue entre Griffin Dunne et le videur du Club Berlin, reprise au Procès de Kafka, est l'expression de la frustration du cinéaste lorsqu'il vit ses espoirs s'envoler. Le film tout entier est d'ailleurs un témoignage sarcastique de la dépression du cinéaste, qui n'arrive pas à survivre dans un monde, Hollywood, qui lui est devenu étranger (2). Selon son propre aveu dans le commentaire audio du DVD Warner Bros, After Hours était pour Scorsese un entraînement, "an occasion to go back to school". De fait, la mise en scène peut évoquer les premiers films de Scorsese avec la caméra plantée au milieu de Soho à New York et les mouvements de caméra acrobatiques.

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Le film commence justement par un long et vertigineux mouvement de caméra à un mètre du sol, peut-être tourné à la steadicam, dont la popularité avait bondi depuis l'usage extensif qu'en avait fait Kubrick dans The Shining (1980). Le plan se finit par un zoom panoramique sur le personnage principal, l'informaticien Paul (Griffin Dunne), à son bureau. Selon l'IMDB, ces mouvements acrobatiques sont un hommage du cinéaste à Marnie de Hitchcock (1964), dont il partage le symbolisme sexuel. M'est avis que la blondeur de la plupart des actrices du film (qui jouent des personnages qui piègent systématiquement Paul - le seul qui fait exception étant, ironiquement, un timide homosexuel à lunettes) ainsi que le personnage de Paul lui-même, à savoir un innocent poursuivi sans raison et accusé d'un crime qu'il n'a pas commis (une série de cambriolages) et qui doit même faire disparaître les éléments qui pourraient le dénoncer (les affiches collées dans les rues le désignant comme un dangereux cambrioleur), à la manière de Roger Thornhill/Cary Grant dans North by Northwest (1959), sont également autant d'allusions au cinéma hitchcockien, de même peut-être que la scène de la statue dans la camionnette (le plan en vue subjective rappelant la scène du camion à pommes de terre dans Frenzy (1972), scène dont l'enjeu pour le tueur est de retrouver une épingle à cravate pouvant le compromettre et qu'il a laissée sur le cadavre de sa victime dans la camionnette, intrigue que l'on peut aisément rapprocher de celle d'After Hours avec Paul qui essaie désespérément de récupérer ses clés pour rentrer chez lui. Si le rapprochement entre les deux scènes n'est pas flagrant, je le concède, le ton macabre du film d'Hitchcock est assez semblable à celui de Scorsese ici) et que la fin du film qui opère un retour à la case départ (même si ce gimmick est plus proche des pastiches d'Hitchcock comme peut en faire De Palma (qui conseilla justement Scorsese sur la fin à adopter) que des films du grand maître du suspense eux-mêmes (1)).

Selon Michael Ballhaus, Scorsese, avare en storyboard, les remplaçait pour ce film par des références cinéphiliques (à Marnie donc), notamment à une scène où Marnie tue un cheval agonisant. Le mouvement de la caméra qui suit le revolver en gros plan tandis que Marnie met l'animal souffrant en joue et tire est repris par Scorsese lorsque Paul sort de sa poche la feuille noire sur laquelle Kiki lui a donné rendez-vous au Club Berlin. Faut-il associer la symbolique phallique du revolver dans le film de Hitchcock à celle de la castration, omniprésente dans celui de Scorsese ? Toujours est-il que les deux films partagent incontestablement un goût du gros plan et du détail symbolique qui les fait ressembler à des puzzles.

Le film frappe par plusieurs aspects qui le rendent éminemment scorsésien visuellement parlant. Michael Ballhaus en parle lui-même : le film est, la plupart du temps, exclusivement éclairé avec la lumière disponible à l'écran, sans aucun éclairage hors-champ (ce qui contribue à l'ambiance de cauchemar qui plane sur le film, renforcée par la musique de Howard Shore, collaborateur historique de Cronenberg et qui imite de façon patente les bandes originales de Bernard Herrmann).

Image associée

 

 

Le plan le plus important du film (extrêmement acrobatique justement) est celui qui montre Kiki jeter les clés de l'appartement à Paul. C'est filmé en 10 plans qui alternent contre-plongée et plongée, point de vue de Paul (les clés tombant sur la caméra) et point de vue des clés (zoom sur le visage de Paul), nécessitant finalement deux prises. La caméra était cachée dans un container en bois suspendu depuis la fenêtre par des cordes et jeté à la figure de Griffin Dunne. C'est la façon très "in your face" (avant l'heure) pour Scorsese de montrer que, à Soho, la nuit, les clés vous tuent. Et effectivement... Cette scène est également révélatrice du point de vue de la caméra sur ce qui arrive à Paul : les événements sont rarement filmés à son niveau (sauf le plan de la camionnette et la scène du meurtre) et à plusieurs reprises, la caméra adopte des angles en plongée qui culminent dans la scène de prière aux 2/3 du film, qui m'a frappé comme un renversement de la perspective de Mean Streets (1973) :

                        Résultat de recherche d'images pour "mean streets church"What do You want from me ? What have I done ? (citation approximative de Luc, 18:41, Jésus et les aveugles)

De façon générale d'ailleurs, Paul se retrouve souvent à supplier dans le film, que ce soit auprès de l'homosexuel à lunettes, du chauffeur de taxi ou, bien sûr, du videur de boîte de nuit. Ces mini-tribunaux populaires ajoutés à la milice de quartier alimentent l'idée d'un personnage presque digne de l'agneau de l'Ancien Testament ("Brutalisé, il s’humilie; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir " Es., 5:37) perdu dans la nouvelle Sodome. Les souffrances infligées à Paul sont proches des rituels d'un sacrifice : il change de tenue (passage de la chemise blanche à la chemise noire au début du film), est dévêtu plusieurs fois (par Kiki puis par la propriétaire du camion à glaces) avant d'être immobilisé et bâillonné après avoir été enduit de peinture blanche. Ou bien Scorsese détourne la chasse à l'homme de M le maudit (1931), ce qui n'est pas absurde puisque Lang est convoqué par Scorsese comme une des références de son film. Ou encore tout le film n'est qu'un fantasme paranoïaque de Paul, suscité par sa culpabilité dans le suicide de Rosanna Arquette.

Plusieurs éléments nous indiquent cependant que le film n'est pas un rêve de Paul, en particulier cette attention prêtée aux détails : Paul retrouve son billet de 20$ qu'il croyait avoir perdu, et la plupart des détails du film reviennent périodiquement dans l'intrigue après une évolution et un passage de mains en mains que nous ne pouvons que supposer et reviennent donc dans les mains de Paul qui les avait oubliés, ce qui indique que la suite de cauchemars qu'il traverse n'est pas une pure construction de son esprit mais plutôt une confrontation exagérément grinçante de ses attentes à la réalité (dont le fantasme de Rosanna Arquette est un exemple flagrant).

 

Mais cette réalisation astucieuse et l'esprit du projet aboutit à un film dont il fallut couper 45 minutes. Certaines scènes coupées appuyaient justement la culpabilité de Paul, mais ces coupures confèrent au film achevé un rythme de screwball comedy effréné et qui donne le sentiment d'être tournée en temps réel (un peu comme The Warriors de Walter Hill (1979) dans un genre différent), surtout du fait de la récurrence de certains éléments et personnages (le second lancer de clé de Kiki, les scènes avec les cambrioleurs), à l'exception de deux fondus : lorsque Paul monte l'escalier de l'immeuble de Kiki pour la première fois (fondu difficilement explicable d'ailleurs) et un ou deux autres lorsqu'il raconte son périple à l'homosexuel à lunettes. Le film joue avec un registre humoristique particulièrement fin puisqu'en dépit de tout l'attachement que nous portons au personnage de Paul, ses mésaventures macabres sont d'autant plus hilarantes qu'elles sont improbables. Les dialogues absurdes (notamment avec la serveuse et ses pièges à souris (dont le trucage est d'ailleurs assez raté)) illustrent ce que la grande comédie burlesque américaine a toujours montré : la difficulté de communiquer, l'indécidabilité de la traduction, l'illusoire tentative de transcender le langage commun par un langage plus expressif (songeons aux mimes de Harpo Marx), le langage du corps, au prix de quiproquos nombreux et d'une perte de subtilité considérable. L'humour de Scorsese dans ce film est donc très éloigné de celui, bon enfant, que l'on peut trouver au début de Goodfellas (1990) et beaucoup plus semblable au ton macabre de King of Comedy

Il nous faut donc sans doute redécouvrir cette partie méconnue de l'oeuvre de Scorsese, des films comme New York, New York (1977), The Age of Innocence (1993) et Bringing Out the Dead (1999) qui, à bien des égards, évoque After Hours pour sa structure cauchemardesque, son imagerie religieuse et son traitement, bien plus dramatique, de la culpabilité.

 

(1) Pour ceux qui n'auraient pas la filmographie de De Palma en tête, regardez donc Body Double (1984) et Femme fatale (2002), par ailleurs sous-estimé.

(2) Depuis Heaven's Gate (Cimino, 1980), on considère que la période du New Hollywood est révolue et laisse place à l'âge du blockbuster (Spielberg, Lucas, Zemeckis). Le film souligne tout ce que ce nouveau monde a d'invivable et d'inhumain, et le choix que fait Scorsese d'apparaître dans le Club Berlin alors qu'on essaie de tondre Paul de force parmi des punks déjantés que Paul traite de "barbares" en s'enfuyant n'est sans doute pas anodin puisque c'est précisément l'un des points d'orgue du martyrologue du héros.

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